Si j'étais Steven Spielberg... Petit jeu des prédictions cannoises
On se croirait au mois de septembre. Les terrasses de café se dépeuplent, les files d’attente s’amenuisent et le flot de voitures de luxe s’étiole. Après plus d’une semaine de bruit et de fureur, Cannes se replonge tranquillement dans la torpeur des lendemains de fêtes. Comme si le vent capricieux qui souffle sur la Croisette emportait au gré de ses bourrasques un peu de l’euphorie festivalière.
Mais c’est par un joyeux feux d’artifice que s’est achevée, samedi, la compétition du 66e Festival de Cannes. Lauréat de la Palme d’or en 2002 avec "Le Pianiste", Roman Polanski peut se targuer d’avoir proposé aux festivaliers un dernier moment de réjouissances. Sa jubilatoire adaptation de la pièce "La Vénus à la fourrure" de David Ives, elle-même inspirée du roman érotique de Leopold von Sacher-Masoch, parvient à s’approprier ce que le théâtre peut offrir de mieux au cinéma : une mise en scène enlevée et des dialogues ciselés. Et surtout un savoureux numéro d’acteurs ici effectué par Emmanuelle Seigner (épouse de Roman Polanski) et Mathieu Amalric (en double du cinéaste).
C’est sensuel, enjoué, enlevé et, bien-sûr, cruel. La dernière image sur laquelle tombe le rideau sonne même comme une cinglante réponse aux propos polémiques tenues par François Ozon au milieu du Festival (si, si, souvenez-vous : "la prostitution est un fantasme commun à de nombreuses femmes").
Trop immortel
Décidemment, la compétition 2013 aura été celle des duos de comédiens. Celui que forment les deux amants vampires Adam et Eve (respectivement Tom Hiddleston et Tilda Swinton) électrise par son flegme et sa volupté "Only lovers left alive", l’avant-dernier film présenté en compétition. Avec cette enivrante ballade post-rock (la bande originale signée Jozef van Wissen &Sqürl a reçu le Cannes Soundtrack Award), le réalisateur Jim Jarmusch prouve que son cinéma cool et pince-sans-rire se prête aussi très bien au genre surnaturel.
Ici, les Dracula sont des immortels désabusés qui, après avoir connu la barbarie des siècles passés, ne pratiquent plus les morsures au cou mais s’approvisionnent en sang neuf (du O négatif si possible) dans les laboratoires d’analyse. Après le laborieux "The Limits of Control", l’auteur de "Dead Man" et "Broken Flowers" nous (r)assure qu’il est encore capable d’envoûter.
Dans la tête du président
Projetés en fin de Festival, "La Vénus à la fourrure" et "Only lovers left alive" ponctuent une compétition qui restera parmi les plus riches de ces dernières années. Rares ont été les films copieusement hués, nombreux les long-métrages portés aux nues. À la veille de l’annonce du palmarès, le rituel exercice des prédictions relève donc du casse-tête. À quel film le jury présidé par Steven Spielberg est-il susceptible d’attribuer la Palme d’or ? Qui décrochera le Grand Prix et le Prix du jury, qui ont respectivement valeur de deuxième et troisième place ? Qui pour les prix d’interprétation ? [voir ci-dessous l'interview du réalisateur Cristian Mungiu qui évoque le rôle de membre du jury]
Si nous étions Steven Spielberg, nous décernerions la plus haute distinction à "La Vie d’Adèle" d’Abdellatif Kechiche parce que nous n’avions pas vu aussi poignante et intense histoire d’amour depuis longtemps au cinéma. Parce que la puissante performance du duo Adèle Exarchopoulos-Léa Seydoux en sublime la force. Parce que Cannes est l’occasion de distinguer les auteurs dont l’acuité, l’audace et la rigueur ont cette capacité à tournebouler les cœurs. (Palme d’or)
Objectivement, le cinquième film du franco-tunisien est celui qui a fédéré le plus d’avis enflammés parmi la critique. On voit mal comment le jury pourrait l’exclure de son palmarès. Tout comme il serait étonnant qu’il boude les Américains Ethan et Joel Coen, particulièrement inspirés avec leur "Inside Llewyn Davis", grand film mélancolique sur la résignation d’un folkeux (Oscar Isaac) qui ne sera jamais Bob Dylan. (Grand Prix)
Si nous étions Steven Spielberg, nous récompenserions aussi les prises de risque et les sujets casse-gueule qui, lorsqu’ils sont intelligemment portés à l’écran, ne suscitent pas que des réactions outrées. Parce qu’il pose un regard sensible et sensitif sur le désir adolescent, le dérangeant mais jamais dérangé "Jeune et jolie" mérite, malgré les déclarations malheureuses de François Ozon, de figurer parmi les récompensés. En jeune effrontée de 17 ans qui se prostitue pour le plaisir, la belle et sensible comédienne Marine Vacth reste, en outre, l’une des surprises de cette quinzaine. (Prix du jury)
Si nous étions Steven Spielberg, nous ne serions, à coup sûr, pas indifférents à la dramaturgie ultra-maîtrisée qui anime "Le Passé", premier film de l’Iranien Asghar Farhadi tourné en France et dans la langue de Molière. Porté par le trio Bérénice Bejo - Tahar Rahim - Ali Mosaffa, ce polar sentimental au sein d’une famille recomposée a beau se prendre parfois les pieds dans une intrigue aux trop nombreux tiroirs, il demeure à bien des égards un festival de tensions… (Prix de la mise en scène)
Si nous étions Steven Spielberg, nous pourrions, par souci d’équité, délivrer un prix au décevant "Grigris" du Tchadien Mahamat Saleh-Haroun, seul représentant africain d’une compétition très largement dominée par les Occidentaux et, plus particulièrement, les Français et les Américains. Il se dit en tous cas que la troublante romance entre un danseur à la jambe paralysée et une prostituée aurait ému plusieurs membres du jury. (Prix de la mise en scène ex-aequo)
Las, si nous étions Steven Spielberg, nous serions certainement touchés par "Tel père, tel fils", du Japonais Hirokazu Kore-Eda. Longuette, conventionnelle et sans surprise, cette histoire de jeunes parents comblés apprenant que leur fils de 6 ans a été échangé à la maternité a toutes les chances de séduire le réalisateur dont le thème de l’enfance hante une grande partie de la filmographie. (Prix du scénario)
Pied de nez involontaire
Si nous étions Steven Spielberg, nous adresserions un pied de nez bien involontaire aux manifestations organisées en France contre le mariage pour tous en récompensant deux duos d’acteurs qui ont incarné des couples homosexuels. Tout d’abord, aux bluffants Michael Douglas et Matt Damon pour leur interprétation pailletée du mégalomane pianiste Liberace et du jeune naïf Scott Thorson, dont la tragi-comédie "Ma vie avec Liberace" de Steven Soderbergh retrace avec une fausse décontraction les cinq années de vie commune. (Prix d'interprétation)
Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux sur la Croisette (crédit : Mehdi Chébil)
Ensuite, aux deux Françaises Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux pour les raisons que l’on a expliquées plus-haut. Si le jury se refuse à récompenser "La Vie d'Adèle" par deux fois, il pourra toujours porter son choix sur la très convaincante prestation de Marion Cotillard à qui "The Immigrant" de James Gray offre son premier grand rôle américain. (Prix d’interprétation féminine)
Si nous étions Steven Spielberg, nous aurions vu "La Grande Belleza" de l’Italien Paolo Sorrentino et "A Touch of Sin" du Chinois Jia Zhangke, ce qui, avouons-le, biaise quelque peu les prévisions. Des séances de rattrapage sont prévues ce dimanche, qui permettront, peut-être, de corriger le tir.
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