Le perdant magnifique des frères Coen enchante la Croisette

 

Il suffit d’un rien pour qu’une soirée cannoise tourne au fiasco. Une batterie de téléphone à plat peut, par exemple, vous contraindre à faire le pied de grue, une bonne heure durant, devant un night-club branché, où le détenteur de votre carton d’invitation, de fait injoignable, sirote à l’abri des trombes d’eau ses cocktails en open bar.

 

Vous qui trépigniez à l’idée de voir Léa Seydoux en vrai, vous vous retrouvez seul et trempé au bar d’un pub rediffusant la finale de Coupe d’Europe de rugby remportée par Toulon. Une belle nuit de "loser", comme dirait les Anglo-Saxons.

 

Belles gueules et vache enragée

 

"Loser" qui, malheureusement, n’est pas touché par la même grâce que celui porté à l’écran par Ethan et Joel Coen dans le magnifique "Inside Llewyn Davis". Drôle et mélancolique, cruel mais empreint d’affection, le 16e film des célèbres frères réalisateurs fait de ces derniers de sérieux prétendants à la Palme d’or, récompense qu’ils ont déjà obtenue en 1991 avec l’énigmatique "Barton Fink".

 

 

 

 

Mais parlons d’abord du casting. Avec sa distribution digne d’une couverture de magazine hollywoodien, le "dernier Coen" offre à Cannes le tapis rouge le plus glamour de cette première semaine de Festival. Pour le plus grand bonheur des photographes accrédités qui se réjouissent de la présence sur la Croisette de ces belles gueules que sont Justin Timberlake, Carey Mulligan, Garrett Hedlund et Oscar Isaac.

 

Jusqu’alors inconnu au bataillon cinématographique, c’est ce dernier qui incarne avec la maestria d’un comédien expérimenté le perdant magnifique et anti-héros 100% Coen de ce film musical. Songwriter confidentiel de la scène new-yorkaise du début des années 1960, Llewyn Davis traîne sa vieille guitare sèche entre la scène du Gaslight Café et les petits appartements de Greenwich Village dont il squatte les canapés. Une vie de vache enragée que le chanteur, loin de s’y complaire, s’évertue à vivre par confiance en son art.

 

Galerie d'énergumènes

 

Le personnage a beau être fruste, mal luné, soupe-au-lait, il reste un artiste de talent qui, une fois sa guitare en main, révèle par ses gracieuses et intimistes chansons folk – brillamment interprété par l’acteur lui-même – la sensibilité enfouie en lui. Inspiré dans son art, Llewyn l’est moins dans la vie. Passablement agacé par ses congénères qui trouvent rarement grâce à ses yeux, il peut se moquer ouvertement d’autres musiciens, signer des cessations de droits d’auteur par-dessus la jambe ou piquer d’épiques gueulantes contre ses amis et logeurs réguliers qu’incarnent Justin Timberlake et Carey Mulligan, impeccable en brune et colérique amie aimante.

 

Justin Timberlake et Carey Mulligan (crédit : Mehdi Chébil)

 

A sa décharge, les individus qu’il croise sur sa route sont de sérieux cas. Dans la galerie des  énergumènes "coenesques" figurent, en vrac, un patibulaire jazzman héroïnomane (John Goodman) et son taiseux chauffeur (Garrett Hedlund), un manager radin (Jerry Grayson), un propret soldat qui pousse la chansonnette (Stark Sands) et, surtout, un chat fugueur nommé Ulysse qui finit toujours par échapper à sa vigilance.

 

Reste un personnage-clé qui n’apparaît jamais à l’écran. Par le passé, Llewyn Davis formait un duo avec un certain Mike sans lequel il peine à renouer avec le succès, fusse-t-il d’estime.  Comme si en perdant sa moitié créatrice, il avait été privé d’une partie de sa sève artistique (faut-il  y voir un clin d’œil à l’indéfectible collaboration des deux frères cinéastes ?).

 

Servi par une sublime photographie qui restitue subtilement la rigueur hivernale d’une vie de bohème, "Inside Llewyn Davis" s’avère le film le plus attendrissant des Coen. Sans pour autant se départir de leur espièglerie, les deux cinéastes dressent ici le poignant portrait d’un artiste qui, par son refus de la compromission, sera contraint de renoncer à sa musique, de faire une croix sur ce qu’il y a "inside Llewyn Davis".

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