La romance lesbienne de Kechiche touche la Palme du doigt
Cela fait plus d’une semaine que nous lisons, impuissants et frustrés, les enthousiastes comptes-rendus "twittés" et "instagramés" des nombreux concerts organisés sur la Croisette. Tout au long du Festival, tout ce que peut contenir le lecteur MP3 d’un hipster, forcément épris de rock et de musique électro, se produit chaque soir sur les scènes cannoises. Woodkid, La Femme, Phoenix… La venue des Daft Punk, parents comblés d’un nouvel album ("Random Access Memories") attendu comme le Messie, fut même annoncée. Puis démentie (il se dit que la rumeur aurait été sciemment lancée par la retorse patronne d’un club très fréquenté du Festival...).
Mais nous ne sommes pas ici pour le quatrième art, et bien pour le septième. C’est lui d'ailleurs qui, à Cannes, nous offre le meilleur. Comme lorsque, après être resté scotché trois heures durant devant l’écran du Grand Théâtre Lumière, nous avons la certitude d’avoir assisté à un grand moment de cinéma.
Disons-le sans retenue, "La Vie d’Adèle" d’Abdellatif Kechiche (pour la première fois en compétition) mérite la salve de superlatifs que les exigeants critiques se gardaient sous le coude en cas de chef-d’œuvre. "Bouleversant", "magnifique", "prodigieux", twitte de concert une presse plus qu’emballée par ce qu’elle désigne déjà comme étant sa Palme d’or… Si rien n’indique encore que le jury lui attribuera le prix, le cinquième film du réalisateur franco-tunisien restera comme l’une des plus belles histoires d’amour jamais portée sur grand écran.
Ardent, cru, déchirant
La grande claque est presque arrivée sans crier gare. Après la déception suscitée par la "Vénus Noire" (2010), on craignait que cette adaptation-fleuve de la bande-dessinée "Le bleu est une couleur chaude" de Julie Maroh, ne retrouve pas l’électrisante énergie de "L’Esquive" (2004) ou l’ampleur dramatique de "La Graine et le Mulet" (2007). Or, il y a bien longtemps qu’une romance ne s’était révélée aussi ardente, crue et déchirante que cette "Vie d’Adèle" étrangement hantée par la couleur bleue.
Abdellatif Kechiche, pour la première fois à Cannes avec un film en compétition. (Crédit : Mehdi Chebil/France 24)
Bleue, non pas comme la fleur servant à désigner la mièvrerie des amours débutantes, mais comme la teinture des cheveux qu’Emma (Léa Seydoux), élève des Beaux-Arts homosexuelle, arbore comme pour mieux souligner sa marginalité. Bleue en amour comme la jeune Adèle (Adèle Exarchopoulos) qui, après une décevante expérience tentée avec un camarade du lycée, découvre son attirance physique pour les femmes. Et, très vite, pour la mystérieuse jeune femme à la chevelure azurée.
Au sommet de son art, Kechiche restitue avec un réalisme bluffant la naissance de la passion qui unira les deux femmes. Des timides et hésitantes conversations de la première rencontre au coin d’un bar ("Et toi, tu écoutes quoi comme musique ? ") aux fougueux baisers échangés pour la première fois dans un parc, le réalisateur, adepte du plan-séquence, laisse la passion prendre corps sous nos yeux. Jusqu’à ce qu’elle atteigne son point d’orgue dans les longues et pour le moins explicites scènes de sexe érotiques auxquelles Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos se livrent avec une folle et déconcertante intensité (on imagine mal le film être autorisé au moins de 16 ans lors de sa sortie en salles en France, ou au moins de 18 ans aux États-Unis).
Prix d’interprétation féminine en vue
En directeur d’acteurs hors pair, Kechiche n’hésite pas à repousser les limites de ces comédiens pour en tirer le meilleur. Avec "La Vie d’Adèle", la carrière - déjà impressionnante - de Léa Seydoux entre carrément dans une nouvelle dimension. Celle des grandes actrices capables d’aller toujours plus loin sans qu’on puisse y cyniquement soupçonner chez elle la volonté de jouer le grand rôle de sa vie.
Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, sublimes héroïnes de "La Vie d'Adèle". (Crédit : Mehdi Chebil)
Jusqu’alors inconnue du grand public, Adèle Exarchopoulos, qui n'est âgée que de 19 ans, fait, elle, une entrée des plus fracassantes parmi les jeunes pousses du cinéma français. Sa prestation d’une incroyable justesse pourrait lui valoir, avec sa comparse à l’écran, un prix d’interprétation féminine. Au grand dam de Bérénice Bejo dont la performance dans "Le Passé" pouvait, jusqu’à présent, laisser espérer une récompense.
Mais le cinéaste ne choie pas uniquement ses deux sublimes héroïnes. Tout, dans "La Vie d’Adèle", sonne juste, tant il s’efforce de soigner l’écriture de ses personnages, même les plus anodins. Chez Kechiche, un professeur de lettres, un galeriste pédant ou un acteur amateur rêvant d’Hollywood sera toujours criant de vérité. Tout comme ces deux scènes de dîner, dont le vérisme de la mise en scène agit en révélateur des milieux sociaux dans lesquels évoluent Emma et Adèle. Le monde petit bourgeois intello et ouvert d’esprit pour la première ; la classe moyenne un tantinet conservatrice pour la seconde.
C’est cette impressionnante capacité à capter les moments les plus forts comme les plus futiles de la vie (une dispute amoureuse, une bagarre entre lycéens, une fête d’anniversaire, un repas pris devant "Questions pour un champion") qui permet au Franco-Tunisien de toujours viser juste et de toucher le spectateur au plus profond de lui. Après la plongée dans la jeunesse gouailleuse des cités qu’était "L’Esquive", la fresque amoureuse qu’est "La Vie d’Adèle" vient démontrer qu’Abdellatif Kechiche demeure l’un des plus fins observateurs de la société française. Et le cinéaste le plus intéressant du septième art hexagonal.
6 Comments
Poster un nouveau commentaire