"Sur la route" et "Holy Motors", films casse-gueule pour festivaliers impatients
Comment avions-nous pu passer à côté de cette fondamentale statistique ? Nous avions tous remarqué que les États-Unis effectuaient un retour en force sur la Croisette (cinq longs-métrages, quand même), nous avons été nombreux à hurler contre l’absence de réalisatrice dans la sélection, mais rien, pas un mot, sur le fait que parmi les 22 films en lice huit sont des adaptations littéraires*. Dont le très attendu "Sur la route" du Brésilien Walter Salles, d’après le roman culte éponyme de Jack Kerouac.
Effet de mode ou manque d’inspiration des réalisateurs ? "Le cinéma est très fréquemment en rapport avec la littérature ou le théâtre, observe le scénariste et cinéaste Pascal Bonitzer, au micro de nos collègues Catherine Nicholson et Florence Morice. Très souvent, parmi les chefs-d’œuvre du cinéma il y a des adaptations. ‘Gertrud’ de Dreyer, par exemple, s’inspire d’une pièce de théâtre. C’est une tradition que je trouve très heureuse."
Casse-gueule
Reste que l’exercice peut s’avérer casse-gueule. Surtout lorsque les réalisateurs, à l’instar de Walter Salles, s’attaquent à des monuments de la littérature. A titre d’exemple, le "Madame Bovary" de Claude Chabrol ou le "Gatsby le Magnifique" de Jack Clayton (en attendant celui de Baz Luhrmann avec Leonardo DiCaprio, et ouais) n’ont pas laissé d’impérissables souvenirs. "Une grande œuvre littéraire ne se laisse pas faire facilement, a pu constater Pascal Bonitzer. Une adaptation est une forme de traduction-trahison. Il faut donc pouvoir détourner, déformer et, d’une certaine façon, détruire l’œuvre originale pour arriver à trouver sa forme spécifique au cinéma. Mais un chef d’œuvre ne se plie comme ça à vos volontés et c’est lui qui peut vous détruire." Aïe.
Walter Salles n’a visiblement pas été détruit, mais son film – on le regrette – ne restitue jamais la tonalité et le rythme qui fait la fougue du roman phare de la "Beat Generation". Comme tout étudiant en lettres modernes qui se respecte, nous avons voué un simili-culte à l’œuvre de Jack Kerouac. Pour son exaltation de la liberté, pour son souffle et son élan. Mais aussi et surtout pour son emblématique personnage Dean Moriarty.
Papier glacé
Las, sous les - beaux - traits de Garrett Hedlund, celui qui constitue le sujet central de "Sur la route" perd de son pouvoir de fascination. Où sont passées cette folie et cette extravagance ? Mais qu’ont-ils fait de l’inventivité et de l’incandescence de son phrasé ? Privé de son charme et de sa faconde, le Moriarty version Salles ne nous apparaît qu’avec ses défauts : son égoïsme, son inconstance, son immaturité. On comprend mal dès lors comment cet être détestable parvient-il à entraîner dans ses excès de drogue, d’alcool et de sexe d’aussi nombreux - et intelligents - compagnons de route : Sal Paradise (Sam Riley), le narrateur et double de Jack Kerouac, son amoureux éconduit Carlo Marx (Tom Sturridge), alias Allen Ginsberg, ou encore sa première et jeune épouse Marylou (Kristen Stewart).
Sam Riley (Sal Paradise) et Kristen Stewart (Marylou) "sur la route" et sur la Croisette. (crédit : Mehdi Chébil)
Une belle et charmante compagnie qui ne parvient cependant pas à nous faire apprécier tous ces allers et retours entre New York et la Californie. C’est même l’un des plus grands torts de Walter Salles : avoir réalisé une sage adaptation en papier glacé qui cantonne le plus important mouvement littéraire américain des années 1950 à une galerie de belles gueules. Traduttore, traditore.
Trouvailles visuelles
Leos Carax aura, lui, contourné la difficulté en venant à Cannes avec une idée originale, dans tous les sens du terme. Treize ans après avoir essuyé un accueil froid sur la Croisette (avec "Pola X"), le peu prolixe réalisateur français a réussi à extirper le Festival de sa douce torpeur. Mardi soir, "Holy Motors" a été chaleureusement applaudi par un public cannois en quête, depuis le début de la compétition, d’un film audacieux. Avec sa mine de trouvailles visuelles, son indescriptible scénario et son casting dépareillé (Denis Lavant qui côtoie Michel Piccoli, Eva Mendes et Kylie Minogue), la nouvelle merveille hallucinée du plus maudit des cinéastes français avait tout pour répondre aux attentes des festivaliers les plus exigeants. Paradoxalement, il avait tout aussi pour se faire huer.
En fait, on regarde "Holy Motors" comme on visite une exposition d’art contemporain : tour à tour intrigué, consterné, amusé, agacé et fasciné. Un peu à la manière d’un plasticien, Leos Carax nous livre ici une succession de saynètes, de tableaux, d’installations, dont la matière brut est Denis Lavant, son acteur d’élection ("Mauvais Sang" et "Les Amants du Pont-Neuf").
Humour, malice, provocation
Corps malléable à merci, le comédien est, le temps d’une journée, amené à se mettre dans la peau d’une multitude de personnages : vieille mendiante, tueur à gages chinois, riche capitaine d’industrie, vieil oncle sur son lit de mort, père de famille inquiet, repoussant clochard mi-homme mi-bête (celui-là même que l’on avait pu voir dans le court-métrage "Merde" pour le film "Tokyo !"). Autant de stéréotypes dont Carax use (et abuse) avec beaucoup d’humour, énormément de malice et un peu de provocation. Mais avec aussi une grande confiance en son cinéma (on ne compte plus les clins d’œil à son sublime "Les Amants du Pont-Neuf").
Séance photos iconoclaste avec, au centre, Denis Lavant (bonnet bleu), Kylie Minogue et Leos Carax. (crédit : Mehdi Chébil)
Ils sont rares, en effet, les cinéastes qui, sans sombrer dans le ridicule, seraient capables de mettre en scène une silencieuse Eva Mendes en burqa en train de se faire manger les cheveux, une hitchcockienne Kylie Minogue poussant la chansonnette en haut de la Samaritaine, deux danseurs en tenue de latex simulant un acte sexuel, une armée d’accordéonistes jouant dans une église, un groupe de limousines conversant sur la pénibilité de leur fonction…
On pourrait trouver l’exercice vain, risible et grotesque, il est tout le contraire. À Michel Piccoli lui demandant pourquoi s’évertue-t-il chaque jour sans relâche à se prendre pour un autre, Denis Lavant lui répond : "Pour la beauté du geste ". Ce beau geste pourrait, en tous cas, remporter la Palme, à en croire les impressions récoltées ici ou là sur la Croisette. Mais rappelons, au risque de doucher certains enthousiasmes, qu’il reste encore de sérieux prétendants à la plus haute distinction cannoise. Citons deux poids lourds : "Post Tenebras Lux" du Mexicain Carlos Reygadas et "Cosmopolis" de David Cronenberg, une adaptation (tiens donc) du roman du monstre de littérature américaine Don DeLillo.
Eva Mendes et Denis Lavant, la belle et la bête de "Holy Motors".
* "Cosmopolis" (David Cronenberg) ; "Dans la brume" (Sergei Loznitsa) ; "De rouille et d’os" (Jacques Audiard) ; "Killing Them Softly" (Andrew Dominik) ; "Lawless (John Hillcoat) ; "The Paperboy" (Lee Daniels) ; "Sur la route" (Walter Salles) et dans une certaine mesure "Vous n’avez encore vu" (Alain Resnais).
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