Moussa Touré : "Je suis un petit Africain qui va entrer dans l'Histoire"
Ils sont jeunes et costauds, pratiquent la lutte, le football ou la musique. Et caressent le rêve d'en faire leur métier. Mais dans ce village de pêcheurs de la banlieue dakaroise, les promesses de jours meilleurs s’amenuisent en même temps que les ressources halieutiques de l’océan Atlantique. Quand il n’y a plus de poissons, il n’y a plus d’espoirs.
Aussi Abou, Lansana, Baka et une vingtaine d’autres hommes ont-ils décidé de sauter le pas : rejoindre, à bord d’un bateau de fortune, les îles Canaries, porte d’entrée du prétendu eldorado européen. Mais ces candidats à l’immigration le savent, la traversée peut être meurtrière. "Un bateau sur 10 n’arrive jamais à destination", prévient Baye Laye (Souleymane Seye Ndiaye), capitaine malgré lui du vaisseau de fortune. "Au Sénégal, tu as 10 chances sur 10 de rater ta vie", lui renvoie l’un de ses compagnons d’infortune.
Voyage au bout de l'enfer pour Abou (Malamine Dramé) et Baye Laye (Souleymane Seye Ndiaye).
Durant la première moitié des années 2000, des centaines de milliers d’Africains ont ainsi tenté leur "chance". Quelque 5 000 d’entre eux y ont laissé la vie. C’est à ces victimes des illusions occidentales que Moussa Touré dédie son dernier film, présenté, ce dimanche, dans la section Un certain regard. Huis-clos à ciel ouvert, "La Pirogue" est le cruel carnet de route d’un voyage sans issue. Un film implacable et sans pathos.
Interview avec le cinéaste sénégalais qui se définit, non sans ironie, comme "un petit Africain qui va entrer dans l’Histoire". Toute référence à un ancien responsable politique français ne serait que fortuite. Interview.
Avant la projection de votre film, ce dimanche, vous vous êtes présenté comme un "petit Africain qui va entrer dans l’Histoire", une référence à peine voilée au discours que Nicolas Sarkozy avait prononcé à Dakar en 2008…
Une référence pas du tout voilée même. Mais lui aussi a été très direct avec nous. Avec toute l’histoire qui nous lie, avec la France, nous, les Sénégalais, avons trouvé ce discours humiliant. Vous savez, avoir la parole, c’est dangereux. Or la France aussi nous a appris à la prendre. Nous avons appris la liberté et l’égalité, et nous les avons consommées avec les présidents Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf. Nous avons donc trouvé insultant que Nicolas Sarkozy vienne chez nous, à Dakar, pour nous dire que nous n’étions pas entrés dans l’Histoire. Ce film est une réponse à ce discours. Qu’il fût au pouvoir ou non, je voulais lui répondre par un film qui allait être vu partout dans le monde.
Mais "La Pirogue" s’adresse aussi aux Africains…
Au Sénégal, quand Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir en 2000, il y a eu un véritable espoir. C’étaient les jeunes, les rappeurs, qui, dans leur parole, avaient porté ce changement. Mais les gens qui leur ont fait des promesses les ont arnaqués. Ils ont pillé le pays. Et quand on pille, il n’y a plus rien. Tous ces jeunes qui sont partis en mer, ils avaient perdu l’espoir et ils ont perdu la vie. Ces jeunes, ils allaient au suicide, ils se sont suicidés. Ils avaient une expression pour qualifier ces voyages, ils disaient "aller à Barcelone ou au ‘Barça’", ce qui, en wolof, veut dire "l’au-delà". Ce film est un hommage à cette jeunesse qui a perdu l’espoir après l’avoir porté. Et c’est une vraie claque à tous ceux qui ont pillé l’Afrique.
Habitué de la Croisette, Moussa Touré se rend pour la première fois à Cannes en tant qu'auteur d'un film en sélection.
Depuis la victoire de Macky Sall à la présidentielle, face à Abdoulaye Wade, le Sénégal est présenté comme un exemple de démocratie en Afrique. Que la jeunesse peut-elle attendre de cette alternance ?
Il y a de nouveau de l’espoir. A partir du moment où ils ont réussi à faire changer le gouvernement, les jeunes n’ont plus regardé la mer. Car ce sont eux qui sont à l’origine de cette révolution. Oui, une révolution ! Ce changement n’est pas le résultat d’un processus démocratique. Comment peut-on parler de processus démocratique alors qu’il y a eu des tirs à balles réelles, des gaz lacrymogènes et des morts ? Au départ, ils ont tout essayé pour que le processus démocratique n’aboutisse pas. Mais on a résisté, on a jeté des pierres. Moi, j’ai retrouvé tous mes amis dans la rue. J'ai fait film un film là-dessus qui est en montage.
Ce qui nous a aussi sauvés, c’est la candidature de Youssou N’Dour. Quand il a annoncé qu’il se présentait, toute la presse internationale est venue au Sénégal. Mais s’il ne l’avait pas fait, on nous aurait massacrés. Il s’est porté candidat pour sauver le processus électoral.
Aujourd’hui, Youssou N’Dour occupe le poste de ministre de la Culture au Sénégal. Qu’attendez-vous qu’il fasse en faveur du cinéma ?
Cela faisait 10 ans que je n’avais plus rencontré un ministre de la Culture. Avant lui, jamais un ministre n’était venu me voir dans les festivals. Lui, il vient me rendre visite à Cannes parce que c’est un homme de culture. En 12 ans, on a eu à peu près 15 ministres de la Culture. Le dernier, il était ministre des poubelles avant d’arriver à la Culture.
Un gars comme Youssou, il va directement au but. Nous avons parlé cinéma et nous nous sommes tout de suite compris. On va faire des cinémas en plein air dans tout le pays. En Afrique, ce n’est pas grand-chose : on va mettre des bancs, utiliser le numérique et montrer nos films.
La distribution de "La Pirogue" au grand complet.
Mais avant de montrer des films il faut d’abord en faire…
En général, faire un film, c’est de l’argent. La Francophonie a créé un Fonds panafricain pour le cinéma et l’audiovisuel dont je suis le parrain. Nous allons donc essayer en Afrique de faire beaucoup de courts-métrages, beaucoup de documentaires. Produire des choses qui ne vont pas nous coûter cher, mais qui peuvent apporter une réflexion sur nous-mêmes.
Au Sénégal, qui est un des pays pionniers en la matière, il s’est avéré que les gens se sont désintéressés du cinéma. Toutes les salles de Dakar ont été vendues pour y installer des magasins, des supermarchés. Donc, j’ai fait des documentaires.
L’Afrique est très documentaire. Elle est réelle. Si vous voulez faire un film sur la famine, vous n’avez pas besoin de faire de la fiction. Vous la cherchez, vous l’avez. Vous voulez faire un film sur les enfants des rues ou sur ces jeunes qui partent en pirogue, vous vous mettez au bord de la plage, vous allez à l’aéroport, et vous allez les trouver. L’Afrique est tellement réelle.
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