Un goût de rouille, d'os, de sang, de larmes et de révolution inachevée
On connaît les chauffeurs de taxi et leurs mauvaises manies. Ce chauvinisme, cette mauvaise foi cocardière qui leur font dire sans ciller qu’ils habitent "la plus belle région du monde". Celui qui, avant le Festival, nous balada de l’aéroport de Nice à Cannes ne tarissait bien évidemment pas d’éloges sur la Côte d’Azur. Les plages de galets "plus hygiéniques que le sable", la technopole Sophia Antipolis "presqu’aussi grande que la Silicon Valley" et le Marineland d’Antibes "qui n’a pas d’autres équivalents en Europe". A visiter de toute urgence, donc. Si notre emploi du temps nous le permet…
Coup de chance, c’est dans ce haut lieu du tourisme aquatique que se déroule le drame inaugural du mélo franco-belge "De rouille et d’os", le cinquième long-métrage de Jacques Audiard, présenté ce jeudi au public cannois. Stéphanie (Marion Cotillard) y exerce le périlleux métier de dresseuse d’orques. Périlleux car la moindre faute d’écart d’un cétacé légèrement empoté peut avoir de bien fâcheuses conséquences. Comme celle de perdre l’usage de ses jambes..
Tel est le sort que le réalisateur français a réservé à sa comédienne qui, dès la première demi-heure du film, nous apparaît amputée de la moitié de ses membres inférieurs. Grimée en vieillarde gouailleuse à la limite de la caricature dans "La Môme" (ce qui lui valut quand même un Oscar, respect), notre Marion nationale ne ménage une fois de plus ni sa peine ni son physique. Les traits sont tirés, les yeux gonflés, le corps supplicié, qui l’oblige parfois à se traîner par terre. Plus qu’un rôle, une performance, comme on dit dans la profession.
Son partenaire à l’écran ne démérite pas non plus. L’excellent Matthias Schoenaerts incarne Ali, jeune père sans épouse, sans domicile, sans le sou. Disons-le tout net, Ali est un sale type, une brute épaisse, un père peu attentionné, mais qui, aux yeux de Stéphanie, possède la qualité de ne pas s’attendrir. De cette absence de compassion va naître une belle relation d’amitié, une complicité, une histoire d’amour… sur fond de drame social, bien entendu. N’oublions pas que nous parlons d’un film français.
Le réalisateur Jacques Audiard et ses deux comédiens Marion Cotillard et Matthias Shoenaerts. (crédit : Mehdi Chébil)
Si , sur la Croisette, la prestation du duo recueille tous les suffrages et peut laisser espérer à leurs auteurs un prix d’interprétation, difficile d’en dire autant de l’histoire (inspirée de "Rust and Bone", recueil de nouvelles du Canadien Craig Davidson). La salve de critiques la plus nourrie vient de la presse anglo-saxonne qui fustige, à raison, une accumulation de rebondissements mélo-dramatiques (dont on se gardera de révéler la teneur). Jusqu’au dernier quart d’heure qu’on serait en droit de vouloir plus apaisé, on n’épargne rien aux personnages. Ni aux spectateurs (mais pourquoi cette voix-off et ces ralentis pour conclure le film ?).
Mais ce ne serait pas faire justice à la réalisation de Jacques Audiard que d’en taire ses moments de grâce. Comment, en effet, ne pas être touché par la beauté des retrouvailles entre l’héroïne et son orque ou par les scènes de combats à mains nues que livrent Ali pour subvenir à ses besoins ?
Marion Cotillard touchée par la grâce.
Trois ans après son passage remarqué à Cannes avec son film de gangsters "Un prophète", Jacques Audiard réussit plutôt bien sa conversion au mélo sans toutefois pouvoir prétendre à la Palme d’or. D’autant que "De rouille et d’os" n’a pas la dimension politique qui pourrait, au moment des délibérations, faire la différence auprès du président du jury Nanni Moretti.
Labellisé "printemps arabe"
Seulement voilà, les sujets sérieux et les bonnes intentions ne font pas toujours d’excellents films. "Après la bataille" en est la preuve.
Présenté comme la première fiction post-printemps arabe, le film de l’Égyptien Yousry Nasrallah, lui aussi en compétition, relate la relation ambigüe qu’entretiennent Rim (Menna Chalaby), une ancienne militante de la place Tahrir, et Mahmoud (Bassem Samra), un honorable père de famille des quartiers pauvres du Caire. La première est une jeune cadre dynamique, divorcée, laïque, le second un cavalier, désargenté, illettré, bon bougre manipulé par le régime de Moubarak qui l’envoya à dos de cheval mater les révolutionnaires de la fameuse place.
Bassem Samra et Menna Chalaby.
Bref, tout oppose ces deux Cairotes qui, un soir d’égarement, vont pourtant se séduire, se désirer, s’embrasser… mais pas plus si affinités. Le fossé socio-culturel qui sépare nos deux amants d’un soir est bien trop important pour que le flirt devienne idylle.
Bon, pas besoin d’être sorti de la cuisse de Toutankhamon pour rapidement saisir les messages qu’"Après la bataille" entend distiller deux heures durant : "l’Égypte souffre de ses divisions", "la misère engendre la misère", "dans une société clivée, nul ne peut échapper à sa condition". Soit.
Le diagnostique est sûrement juste mais Yousry Nasrallah avait-il vraiment besoin de maltraiter ce pauvre Mahmoud avec un tel acharnement ? Devait-il en faire un imbécile heureux pour qu’on comprenne quels maux rongent son pays ? Était-il nécessaire de le faire éructer contre son épouse et son fils, de l’obliger à faire d’obséquieuses courbettes devant le puissant chef du village ou de le contraindre à crier des slogans qu’il ne semble pas saisir ?
Brouillon et tortueux, "Après la bataille" vient rappeler à la population égyptienne l’impérieuse nécessité qu’elle a de s’engager sur un même chemin. C’est peut-être là le seul attrait de l’unique film africain de la compétition cannoise.
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